La mise en spectacle du monde est à elle-même sa propre fin ; en ce sens, elle veut exprimer la fin de l'histoire, sa mort. Les ruines, elles, donnent encore signe de vie. Les décombres accumulés par l'histoire récente et les ruines surgies du passé ne se ressemblent pas. L'écart est grand entre le temps historique de la destruction, qui dit la folie de l'histoire (les rues de Kaboul ou de Beyrouth), et le temps pur, le "temps en ruine", les ruines du temps qui a perdu l'histoire ou que l'histoire a perdu.
L'urbanisme et l'architecture ont toujours parlé de pouvoir et de politique. Leurs formes actuelles, la multiplication des aires de misère, des camps, des sous-produits de l'urbanisme sauvage sous l'entrelacs brillant des autoroutes, des lieux de consommation, des tours et des quartiers d'affaires, des singularités et des images nées de la mise en spectacle du monde, montrent assez la cynique franchise de l'histoire humaine. Ce sont bien nos sociétés que nous avons sous les yeux, sans masques, sans fard. Et qui voudrait savoir ce que l'avenir nous réserve ne devrait pas perdre de vue les terrains à bâtir et les terrains vagues, les décombres et les chantiers.
Ce qui nous retient dans le spectacle des ruines, même quand l'érudition prétend leur faire dire l'histoire, ou quand l'artifice d'une mise en son et lumière les transforme en spectacle, c'est leur aptitude à faire sentir le temps sans résumer l'histoire ni l'achever dans l'illusion du savoir ou de la beauté, à prendre la forme d'une œuvre d'art, d'un souvenir sans passé. L'histoire à venir ne produira plus de ruines. Elle n'en a pas le temps.
Marc Augé – "Le temps en ruines", © Ed. Galilée, 2003