des mots

De toute évidence, l'œuvre de Thierry Fanchon nous invite au voyage. Elle encourage pudiquement à arpenter les lieux désertés qui jadis célébraient l'ardeur ouvrière, la forge glorieuse : mains et visages rougeoyants et rompus sous le feu infernal. Chaque site (Charleroi, Denain, la Ruhr), chaque âme disait alors avec emphase la virilité épique et péremptoire de l'acier. Ce temps glorieux n'est plus en ces lieux, désormais, où « les meules ont cessé de tourner » (Georges Séféris). Chaque cliché caresse obstinément une mémoire assoupie et engourdie qui s'éveille bientôt sous les vivats, assourdis par l'oubli, des succès et des gloires d'antan, dont l'écho exténué nous rejoint.

Elaborées et ourdies avec patience et scrupule vigilant, les photographies de Thierry Fanchon dessinent une géographie singulière et lancinante comme une complainte inextinguible : le Nord immémorial, symbole archétypal de l'origine. Mais elles imposent une autre fable, lecture nouvelle et plus cruelle qui dit nûment l'énigme et l'incompréhension. Sur chaque cliché le regard délicatement se pose, s'arrête et bute immanquablement sur le désarroi et l'ineffable.

Les images de Thierry Fanchon sont duelles : elles disent communément l'avant et l'après. C'est la part politique et idéologique se son œuvre. Ses images dessinent obstinément la géographie non officielle de la conscience blessée ou meurtrie, la géographie douloureuse de l'exil intérieur. Celle des enthousiasmes bruyamment célébrés, mais aussi celle des défaites et des peines que l'on ressasse et que l'on tait. Les photographies de Thierry Fanchon tracent donc opportunément les deux versants de la fable épique : les victoires passées et les défaites d'aujourd'hui, les célébrations tapageuses et les cœurs meurtris, les blessures intimes, inavouables : toutes les hontes bues.

Les magnifiques photographies de Thierry Fanchon construisent donc un anti-discours de louange. A la stupeur béate suscitée communément par le mythe du Nord, il substitue un arpentage méthodique à l'éthique impeccable d'un travail rigoureux qui honore la conscience prolétaire, la mémoire populaire : c'est-à-dire notre histoire, notre commune mémoire. Son exposition nous propose un parcours nécessaire de la forge vers ses lisières, soit encore du cœur sidérurgique vers toutes ses limites septentrionales. Le mythe du Nord était encore appelé dans la Grèce antique les « lieux Borroméens » : c'est ce mythe que l'œuvre ici efface et supplante brillamment (« Les vaillants de cette terre tracent dans les combats les frontières de la Liberté » – Ernst Jünger, Les Falaises de marbre).


Jean-Yves Surville-Barland – Texte de l'exposition "Industrie(s)" © 2013

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