des mots

 

7 mai 1939. Le développement des films et la découverte des images négatives comporte une tentation et un regret. Car ces négatifs examinés par transparence sont d'un charme incomparable, et il est trop évident que le tirage qui restituera l'image positive a le sens d'une dégradation. La richesse des nuances et des détails, la profondeur des tons, la luminoité nocturne qui éclaire l'image négative, tout cela ne serait rien encore sans l'étrangeté qui naît de l'inversion des valeurs. le visage aux cheveux blancs et aux dents noires, au front noir et aux sourcils blancs, l'œil dont le blanc est noir et la pupille, un petit trou clair, les paysages dont les arbres se détachent comme des plumets de cygne sur un ciel d'encre, le corps nu dont les régions les plus tendres, les plus laiteuses en réalité sont ici les plus ombrées, les plus plombées, ce perpétuel démenti à nos habitudes visuelles semble introduire dans un monde inversé, mais un monde d'images et donc sans vraie malignité, toujours redressable à volonté, c'est-à-dire exactement réversible. (...)

Mais c'est encore de l'agrandissement de l'image et des possibilités d'inversion qu'il offre que découlent les plus rares pouvoirs du photographe. Car il n'y a pas que la métamorphose du noir et blanc et sa réciproque. Il y a aussi la possibilité en retournant le négatif dans le porte-vue de mettre la gauche à droite et la droite à gauche. Double inversion donc après le développement, à laquelle prélude naïvement, dans les vieux apparails, au moment de la prise de vue, le rencersement – la tête en bas – du sujet. Ce qu'il y a de magie – bénéfique et maléfique – dans la photographie est ainsi surabondamment commenté par ces pénomènes mineurs, mais caractéristiques. (...)

20 mai 1939. Dans l'inversion noir-blanc, les gris subissent eux aussi une permutaiton, mais de moindre amplitude, d'une amplitude d'autant plus faible qu'ils se rapprochent d'autant plus d'un gris moyen où les composantes noires et blanches s'équilibrent exactement. Ce gris moyen, c'est le pivot autour duquel tourne l'inversion, pivot lui-même immuable, absolu. A-t-on jamais cherché à définir et à produire ce gris absolu, réfractaire à toute inversion ? Je n'ai jamais entendu parler de cela.


Michel Tournier – "Le Roi des Aulnes", © Ed. Gallimard, 1970

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